Sèverine Harzo

Journaliste et autrice

Cate Blanchett, la passion est un engagement, Marie Claire, 2016


C’est à Londres que je rencontre Cate Blanchett. Nous avons rendez-vous dans les salons feutrés d’un immeuble Art Déco de Marylebone. Les grandes baies vitrées laissent le soleil inonder le parquet ciré. La silhouette longiligne de Cate m’accueille en contre-jour. La voie est grave, calme, parfaitement posée. La poignée de main, chaleureuse. Le sourire bienveillant. Nous prenons place sur un canapé couleur perle. Nous sommes là pour évoquer ce que c’est d’être une femme, les doutes, les espoirs, la famille, la carrière...

Y a-t-il eu dans votre parcours un moment clé, déterminant, une rencontre peut être ?

Il y en a eu beaucoup ! Quand vous êtes dans le flot de la vie, beaucoup de choses traversent votre route, des bonnes et des mauvaises. Tout dépend de ce que vous choisissez d’en faire. Souvent, ce qui, au premier abord, semble une situation impossible, peut se révéler une source d'opportunités. Donc un moment a priori vraiment difficile, que vous vivez comme un échec, a le potentiel de vous apporter beaucoup plus que le fait de monter sur scène pour accepter un Oscar par exemple. À chaque fois que je commence un nouveau projet, je ressens la peur et le doute. Je dois toujours me remémorer l'état d'esprit dans lequel j’étais quand je l’ai accepté, tout au début. Ressentir à nouveau cet état d'excitation, de remise en question, ce sentiment d’aventure...

Pensez-vous que le doute que vous évoquez soit un attribut particulièrement féminin ? On dit souvent que les femmes doutent davantage, qu’elles ont moins confiance en elles.

Je pense surtout que les femmes expriment davantage leur doute. De mon point de vue, ce n'est pas une mauvaise chose. Pourquoi faudrait-il que les femmes aient exactement le même comportement que les hommes ? Notre monde ne fonctionne pas très bien, et je pense que donner plus de pouvoir aux femmes est l'un des moyens que nous avons de le rendre meilleur. Alors pourquoi les femmes voudraient-elles se comporter comme les hommes l'ont fait jusqu’ici ? Si on accepte ses peurs, qu’on les traverse, cela permet d'avancer dans la vie de façon beaucoup plus réfléchie et intelligente. On voit les pièges, on peut mettre en place des stratégies et trouver ainsi le moyen de les éviter. Si on fait ce travail d'évaluation, si on doute, alors il se peut qu’on invente une nouvelle approche. Bien sûr si les doutes et les peurs paralysent, c'est un problème. Mais si on arrive à les accepter, à les traverser et qu’on les fait siennes, avec honnêteté, alors c'est merveilleux. Je pense qu'il y a beaucoup de frime, et quelque chose d’assez cavalier finalement, dans la façon dont les hommes travaillent et créent. C'est génial par certains côtés. Le risque, c’est que ça n'aboutisse qu'à un certain type de résultat. C’est très bien, mais je pense que les femmes peuvent aussi faire les choses à leur manière sans avoir à s'excuser. Pour moi, c'est une chance et cela pourrait permettre une évolution majeure.

Les femmes auraient donc la volonté de se comporter comme des hommes ?

Je crois en tout cas qu’elles ont le sentiment que c'est ce que l'on attend d'elles. Je ne pense pas que ce soit nécessairement ce dont elles ont envie. Beaucoup d'entre elles font des burn-out. Je crois que c'est parce qu'elles n'ont pas toujours l'espace nécessaire. Soit qu’elles n'ont pas su le créer, soit qu’on le leur a refusé. Elles n’ont pas pu travailler à leur manière. Je ne veux pas dire que les femmes sont des êtres fragiles qu'il faut traiter différemment. PAs du tout. Simplement, il me semble que dans beaucoup de domaines, il y a une vraie opportunité de faire un pas de côté et de changer la façon de faire les choses. Quand vous rencontrez quelqu'un d'une autre nationalité, quelqu'un qui a un autre héritage culturel, une autre expérience du monde, si vous l'acceptez tel qu'il est, le travail que vous ferez ensemble sera modifié par son influence. De la même façon, si vous intégrez une femme à un environnement jusque là masculin, c'est l'occasion d'effectuer un glissement, d'évoluer, d'innover dans les processus de cette organisation.

Et vous, quand vous ressentez ces doutes, comment réagissez-vous ? Comment vous surmontez vos doutes et vos peurs ?   

Généralement, j’essaie de ne pas m’appesantir sur mes doutes. Je les laisse exister. Je m’autorise le doute. Avant de monter sur scène, je suis pleine d’angoisse. Or, physiologiquement, l’angoisse se loge exactement à l’endroit même où réside l’enthousiasme. Du coup, je me dis: “ Je suis excitée ! Je ne suis pas nerveuse mais excitée.“ Et donc j'essaie d'utiliser cette énergie qui pourrait être négative et paralysante, et qui pourrait m'empêcher de jouer. Je l'utilise pour nourrir ma performance. Le doute peut être positif quand il vous aide à vous remettre en question. C'est en questionnant que l'on se rapproche des solutions. Mais lorsque le doute se tourne vers l'intérieur, il peut devenir handicapant. Il faut apprendre à le déconstruire. Pourquoi est-ce que je m'inquiète à ce sujet ? Pourquoi est-ce que ceci ou cela me fait peur ? Il faut être constamment en train de poser des questions. Et d’un autre côté, il faut aussi accepter les opportunités.

Faut-il faire les choses avec passion ?

La passion est un engagement. Plus on s'engage dans quelque chose, plus cette chose nous donne de l'énergie. J’'ai une chance exceptionnelle de gagner ma vie en faisant quelque chose qui me passionne. C'est très épanouissant et cela génère encore plus d'énergie positive à insuffler dans les autres domaines de ma vie. Je ne sépare pas ma vie et mon travail. Ma vie c'est mon travail, et mon travail c'est ma vie. Pourtant, j'ai aussi des enfants, un mari, une famille. Il y a d'autres choses dans ma vie. Souvent, les femmes considèrent, ou ce sont les médias qui le leur disent, que si vous êtes une bonne mère, vous ne pouvez pas réussir dans votre travail. Du coup, si vous réussissez une belle carrière, vous ne pouvez qu'être une mauvaise mère. De mon point de vue, on ne peut pas séparer ces deux aspects. Ils sont indissociables. Donc oui, on peut avoir une carrière et être une bonne mère. Si vous interrogez n'importe quelle personne qui a réussi, quel que soit son domaine, elle vous dira qu'elle n'a pas l'impression d'être arrivée quelque part. Elle est toujours en quête de ce qui vient après. Il y a une forme d’insatisfaction en elle qui la pousse à chercher toujours plus d'aventure et de challenge. C’est ça la vie ! Si vous ne cherchez plus à vous dépasser, si vous ne vous remettez plus en question, si vous n'arrivez plus à aimer ou à faire des expériences, alors c'est fini. Je ne dis pas qu'il faut essayer d'en faire trop, mais...

Xavier Dolan avait dit en recevant la palme d’or à Cannes:  “Tout ce que je fais, je le fais pour être aimé.” Est-ce que c'est ce que vous ressentez aussi ?  

Non, pas du tout !

Quelle est votre motivation ? Juste la passion pour votre travail ?

Je ne suis pas sûre de le savoir moi-même. Je sens que je dois le faire. C’est tout. Je ne peux pas vous dire pourquoi. Je ne le fais pas pour obtenir quelque chose. J'aime l'inconnu. Je le fais parce que je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne suis pas alpiniste, et je ne pense pas que je gravirai jamais l'Everest, mais j’aime le fait de ne pas savoir ce que je vais trouver de l'autre côté de la montagne. Toutes sortes de choses inattendues peuvent arriver. J'adore ce sentiment d’aventure. Le fait de se dire: ça c’est notre point de départ et on verra bien où tout cela nous mène.

Y a-t-il encore de l’aventure quand on a une carrière comme la vôtre ? Peut-on encore prendre des risques ?

Tout le temps. Bien sûr, j'ai quatre enfants et mon temps ne m’appartient pas toujours. Mes décisions doivent prendre en compte les besoins d'autres petits êtres. Malgré cela, je suis toujours en train de chercher la prochaine aventure. Je viens de vivre une aventure extraordinaire en prenant avec mon compagnon la direction de la Sidney Theatre Company. J’ai besoin d’être toujours dans l'action, j'expérimente, je m’implique. Je ne sais pas encore ce qu’il ya aura après. On verra.
Nous sommes interrompue par un photographes qui vient prendre quelques clichés de Cate.
C'est intimidant, n'est-ce pas ? C’est pour moi l'une des choses les plus difficiles à faire. J’ai mis du temps à être à l’aise devant un appareil photo. J'ai toujours l'impression qu’une photo immortalise quelque chose… Et je ne suis ni Kate Moss, ni à Christy Turlington. Pour faire la promotion d'un film, c’est inévitable alors j'ai fini par réussir à prendre de l’aisance. Il faut dire que j'ai eu la chance incroyable de travailler avec certains des photographes les plus talentueux au monde: Irving Penn, Richard Avedon, Peter Lindbergh. Quand vous travaillez avec des photographes de ce calibre, ça vous apprend énormément, mais ce n'est toujours pas vraiment mon domaine.

Puisqu'on parle d'image, ressemblez vous à la femme que vous voudriez être ?

Je voudrais être plus patiente, plus calme. Je suis très active, pleine de compassion, d’amour, éprise d'aventure, mais je crois que j'aimerais pouvoir être un peu plus calme, plus immobile.

Y a-t-il une femme d'aujourd'hui que vous admirez particulièrement ? Vous parlez souvent de Christine Lagarde…

Christine Lagarde est une femme extraordinaire. Je parle aussi d’Elizabeth Warren. J’ai beaucoup d'admiration pour son intelligence, son attention, sa pensée politique à long terme. La politique s'est transformée en obsession pour les “petites phrases” et les moments médiatiques, alors que ce qu'il nous faut c'est une stratégie qui incorpore à la fois de la compassion et une vision mesurée sur le long terme. Je pense qu'Elizabeth Warren ferait une excellente présidente.

Vous êtes ambassadrice de l’UNHCR (Agence des Nations Unies pour les Réfugiés), quelle est la situation des femmes que vous avez rencontrées ?

À travers mon travail avec UNHCR, j'ai constaté que la plupart des personnes les plus vulnérables, les plus à risque, sont les femmes et les enfants. Il y a beaucoup de points de convergence entre les différentes missions humanitaires des Nations Unies et, notamment, entre le bureau des femmes (UN Women) et l’agence pour les réfugiés. C'est en tout cas ce que j'ai pu constater personnellement, notamment quand je suis allée en Jordanie. Il y avait 50 000 personnes agglutinées à la frontière Syrienne, qui attendaient de pouvoir pénétrer en Jordanie. Les femmes et les enfants étaient prioritaires et passaient au compte-gouttes. Celles que j’ai rencontrées là-bas sont en pleine crise, en chute libre. Leur seule option est la fuite. Elles fuient devant la même menace qui terrifie l'Occident. Leurs choix sont très limités et leurs besoins énormes. Beaucoup d'entre elles sont seules. Leur mari a été tué ou bien elles en ont été séparées. Dans une société aussi patriarcale, où la culture dominante est par essence masculine, ces femmes risquent de mettre en place des stratégies très négatives pour faire face à leur situation: marier leurs petites filles, garder les enfants à la maison et les retirer de l'école pendant de longues périodes… Ce sont les Syriens qui devront reconstruire la Syrie, or on est en train de fabriquer une génération d’enfants sans éducation...

Certaines initiatives mettent en avant la nécessaire éducation des petites filles…

Tout dépend de l'éducation et des opportunités. Parce que notre identité de femme se forge pendant l'enfance et l'adolescence, en fonction des possibilités qui sont envisageables. Si on vous donne l'impression que l'ingénierie est hors de votre portée, vous vous fermerez déjà cette porte. Vous commencerez à dire non à des choses auxquelles vous devriez pouvoir dire oui. Notre expérience éducative est absolument primordiale. Certains continuent à croire que l'émancipation des femmes va asservir les hommes. C'est tellement rétrograde! Au contraire, il y a d'énormes opportunités pour les hommes, et dans toutes sortes de domaines, de changer la façon dont les choses fonctionnent, un potentiel d'évolution et d’innovation. À vrai dire, je pensais que cette idée était morte il y a un siècle, et pourtant elle sévit toujours. Pour que le progrès se poursuive, il faut que ces sujets restent au coeur des préoccupations politiques. Parce que oui, malheureusement, être une femme reste quelque chose de politique.