Sèverine Harzo

Journaliste et autrice

#24. MATER DOLOROSA



    La porte a claqué sur les talons des baskets blanches de la fille et elle s’est engouffrée dans la nuit. La mère, elle, s’occupe à la cuisine, brassant poêles et casseroles avec une nervosité non dissimulée. À nouveau, elle va tenter d’occuper son esprit inquiet devant un film, une série, qui ne parviendra pas à capter son attention. Et puis finalement, agacée, elle ira se coucher, peut être même qu’elle s’endormira. Mais très vite, les questions abjectes la réveilleront, elle, la mère, tordant ses viscères, la laissant immanquablement hirsute, convulsée, recroquevillée sur la lunette des toilettes. Où est elle ? Que fait-elle ? Avec qui est elle ? Qui croise-t-elle ? Dans la rue, dans le métro, dans un Uber ? Qui ? Qui susceptible de la bousculer, de la heurter, de lui faire mal ?
Comme à chaque fois, sa peur maladive échafaudera les pires réponses, génèrera des images insoutenables où la fille, sa fille, sera violentée, violée, ensanglantée, assassinée, démembrée, noyée. Où elle, la mère, sera conviée à la médecine légale pour identifier le corps de sa fille, où le père s’effondrera de douleur, où leur couple se disloquera face à l’insoutenable. Et comme à chaque fois, encore, tout au bout de l’épuisement, une idée noire, immonde, viendra, comme unique épilogue, pour faire cesser la douleur, pour faire taire l’angoisse hurlante : tuer la fille, sa fille, de ses mains, pour s’assurer que sa mort soit douce.
Enfin, au bord de la nausée, elle, la mère, percevra le souffle d’une voiture électrique s’arrêter devant la maison. Une portière claquera. Viendra le cliquètement de la serrure du portail de la rue, suivi du bref déclic du pêne. Elle tendra l’oreille pour mieux savourer le frottement feutré des pas sur les marches du perron. Le père à côté d’elle se retournera en soupirant à ce moment précis et elle manquera le murmure métallique de la clé glissée puis tournée délicatement dans la porte blindée. Mais elle, la mère, identifiera le froissement de la toile de jean et le choc léger, caoutchouté, des semelles des baskets blanches sur le parquet. S’engouffrant dans l’escalier qui descend vers la chambre, la fille, sa fille, fera raisonner dans la nuit le chuintement d’un baiser.