#14. PETITE SŒUR
L’hiver fût glacial. La campagne autour de la maison s’étendait blanche et figée dans un silence vif et sec. Les fillettes étaient restées un peu plus longtemps serrées l’une contre l’autre sous l’édredon ce matin-là. L’odeur du pain grillé était enfin venue leur chatouiller les narines et l’ainée s’était glissée hors du lit, suivie de près par sa cadette. Elles s’étaient habillées en vitesse avant de quitter la chambre familiale devenue trop froide pour se réfugier au bord de l’âtre de la cuisine. Sur le petit banc de bois, encore un peu hagardes, elles avaient englouti leurs tartines en balançant leurs jambes menues. Leur mère allait et venait, s’assurant que ni elles, ni les deux petits derniers installés à la grande table, ne manquaient de rien. Un peu plus tard, emmitouflées comme des oignons sous plusieurs couches de laine, leurs petites têtes encagoulées et leurs menottes bien gantées, on les avait envoyées jouer dehors, explorer les secrets givrés de leur aire de jeu ainsi renouvelée. Elles s’émerveillaient de la course pétrifiée du petit ruisseau qui bordait la cour lorsqu’une voiture s’était garée devant le portail. Un jeune couple s’était avancé, souhaitant acheter du fromage et la mère avait entrainé la plus grande avec elle vers l’étable pour l’aider à satisfaire ces nouveaux clients. Restée seule, la plus jeunette, privée de sa camarade de jeu, désœuvrée, déambula un temps sur l’aire gelée. Du tronc d’une glycine dénudée aux larges feuilles flétries d’un bananier frigorifié, elle échafaudait les scénarios d’une ascension neigeuse. Soudain, elle fit volte face et, devant l’étendue scintillante de la cour vide, elle s’imagina glisser sur la glace comme la gracieuse petite patineuse de son livre d’images. Comme elle, elle virevoltait, s’efforçant de faire tourner son lourd manteau trop grand sur ses épais bas de laine en accordéon. Mais le sol poudré ne glissait pas assez. Elle courut alors vers le lavoir. Le petit réservoir d’eau, profond de moins d’un mètre, était immaculé, lisse comme un miroir. De la pointe de sa bottine, elle tâta la surface. Elle était dure et bien glissante. Là, c’est sûr, elle aurait l’allure de la petite patineuse du livre. Elle prit son élan et bondit sur la glace. Le miroir céda avec fracas, engloutissant l’enfant dans l’eau glacée du lavoir.
L’hiver fût glacial. La campagne autour de la maison s’étendait blanche et figée dans un silence vif et sec. Les fillettes étaient restées un peu plus longtemps serrées l’une contre l’autre sous l’édredon ce matin-là. L’odeur du pain grillé était enfin venue leur chatouiller les narines et l’ainée s’était glissée hors du lit, suivie de près par sa cadette. Elles s’étaient habillées en vitesse avant de quitter la chambre familiale devenue trop froide pour se réfugier au bord de l’âtre de la cuisine. Sur le petit banc de bois, encore un peu hagardes, elles avaient englouti leurs tartines en balançant leurs jambes menues. Leur mère allait et venait, s’assurant que ni elles, ni les deux petits derniers installés à la grande table, ne manquaient de rien. Un peu plus tard, emmitouflées comme des oignons sous plusieurs couches de laine, leurs petites têtes encagoulées et leurs menottes bien gantées, on les avait envoyées jouer dehors, explorer les secrets givrés de leur aire de jeu ainsi renouvelée. Elles s’émerveillaient de la course pétrifiée du petit ruisseau qui bordait la cour lorsqu’une voiture s’était garée devant le portail. Un jeune couple s’était avancé, souhaitant acheter du fromage et la mère avait entrainé la plus grande avec elle vers l’étable pour l’aider à satisfaire ces nouveaux clients. Restée seule, la plus jeunette, privée de sa camarade de jeu, désœuvrée, déambula un temps sur l’aire gelée. Du tronc d’une glycine dénudée aux larges feuilles flétries d’un bananier frigorifié, elle échafaudait les scénarios d’une ascension neigeuse. Soudain, elle fit volte face et, devant l’étendue scintillante de la cour vide, elle s’imagina glisser sur la glace comme la gracieuse petite patineuse de son livre d’images. Comme elle, elle virevoltait, s’efforçant de faire tourner son lourd manteau trop grand sur ses épais bas de laine en accordéon. Mais le sol poudré ne glissait pas assez. Elle courut alors vers le lavoir. Le petit réservoir d’eau, profond de moins d’un mètre, était immaculé, lisse comme un miroir. De la pointe de sa bottine, elle tâta la surface. Elle était dure et bien glissante. Là, c’est sûr, elle aurait l’allure de la petite patineuse du livre. Elle prit son élan et bondit sur la glace. Le miroir céda avec fracas, engloutissant l’enfant dans l’eau glacée du lavoir.